Légendes

La Lutinière

Transportons-nous aux sources de la Vrigne, entre les épais fourrés des Molières et la haute futaie des Effonds. Là sourdissent sans bruit deux sources abondantes, qui, à certains moments de l’année, confondent leurs eaux. Cependant elles prennent deux directions opposées, sans que l’œil puisse saisir le dos qui les sépare. L’une de ces sources forme un petit étang ombragé d’aulnes, dont le fond noirâtre inspire naturellement la crainte. Elle s’appelle au village « la Lutinière », c'est-à dire le trou des lutins. D’où lui vient ce nom ? L’histoire en est tout un drame. Beaucoup d’habitants l’ignorent aujourd’hui, mais tous les aïeux la savaient par cœur.

Nous sommes en 1405. Une épaisse forêt couvre toute la vallée, au milieu de laquelle sort doucement la source de la Vrigne nulle grande route ne la traverse ; seul un petit sentier serpente au pied de la colline, bien connu des chasseurs et des piétons qui se rendent de Sugny à Arches ou à Mézières. Sur le bord du sentier, à un jet de pierre de la source, s’élève une maisonnette rustique, simple mais élégante. L’extérieur, le jardinet, les charmilles, les petits chemins qui conduisent aux bois respirent l’honnête aisance. L’intérieur est séduisant d’ordre et de propreté.

Sous ce toit champêtre habite une petite famille, qui n’a connu jusqu’ici que la paix et le bonheur. C’est Jehan Dardet, surnommé le tavernier, Nicole sa femme, et Berthe, leur fille unique. Jehan est le garde de tous les bois d’alentour. Il est dans la forêt comme un roi dans son domaine, connu et respecté de tous, redouté seulement des maraudeurs. Nicole s’occupe des travaux du ménage ; Berthe, joyeuse et folâtre comme on l’est à vingt ans, lui tient compagnie pendant le jour, travaille avec elle en se jouant, et, le soir venu, elle repose par ses caresses Jehan son père, dont elle est l’idole et l’espérance.

La maison de Jehan est le pied-à-terre obligé des voyageurs. Jamais personne n’a passé par le sentier sans s’y reposer un instant, et sans y prendre quelque rafraîchissement. La boisson y est si pure ! Elle est servie de si bonne grâce ! Le dimanche et les jours de fête, c’est le rendez-vous des jeunes gens du pays, qui viennent se délasser par de joyeux ébats et par de gais propos. Berthe fait les honneurs de la table, tandis que Jehan et Nicole ne se lassent pas de l’admirer et de faire valoir ses mérites.

Tout entier à leur bonheur, Jehan et Nicole rêvent pour Berthe le plus brillant avenir. Souvent, quand la foule joyeuse s’est retirée et que l’écho des derniers chants se perd dans le lointain, ils devisent entre eux, aux coins de l’âtre, et se communiquent leurs réflexions et leurs projets sur le sort de leur fille chérie. 

Mais voici qu’un jour la joie de Berthe disparaît. Elle, jusque-là si volage et insouciante, devient sérieuse et réfléchie. Elle sert toujours avec la même candeur et la même grâce, mais le rire a fui de ses lèvres, et son esprit paraît absorbé dans une seule pensée.

_Qu’est-il donc devenu ? Quelle est la cause d’un tel changement ? La voix publique se charge bientôt de l’expliquer. Les commères de l’endroit savent que parmi les habitués de la taverne de Jehan, le jeune Loys, l’un des clercs du seigneur de Sugny, s’est fait remarquer par ses assuidités. Vite les commentaires d’aller leur train. Bientôt à deux lieues à la ronde, il n’est plus question que du prochain mariage de Berthe et de Loys ! Berthe va épouser Loys ! Jehan et Nicole seuls ignorent tout ; seuls ils n’ont pas remarqué Loys. Cependant le bruit parvient à leurs oreilles : Berthe va donc épouser Loys ?

Dire la stupéfaction de Jehan à cette nouvelle ! D’un seul coup il voit tous ses projets renversés, tous ses rêves déçus. Quoi ! Un méchant petit employé va épouser Berthe ! Berthe pour qui il a tant travaillé, Berthe pour qui il a fait tant et de si beaux rêves ! Non, il n’en sera rien.

Jehan fait venir Berthe, il s’irrite, il commande, il déclare que Berthe ne se mariera pas, ou qu’elle épousera son cousin, le chevalier Berthold, procureur de la justice à Montcornet. Berthold mène une vie dissolue, mais Berthold est riche, et Jehan aime l’argent. L’entrée de la taverne est interdite dés ce jour à Loys. Pour la première fois Berthe résiste, elle essaie de se défendre, mais devant les ordres d’un père courroucé, et devant les larmes d’une mère qu’elle aime, elle fait semblant de se soumettre.

A partir de ce jour, la gaieté fut loin de la taverne. Elle est bien fréquentée comme auparavant ; mais personne n’y est joyeux, un malaise involontaire assombrit tous les fronts.

Cependant les mois s’écoulent sans apporter de changement à la situation. Ceux qui ont rencontré Loys sur le chemin d’Arches à Sugny, l’ont vu triste et abattu, murmurant des paroles intelligibles. Plusieurs affirment qu’il est venu à la dernière fête du village, qu’il s’est mêlé aux danses sous les grands arbres, qu’il s’est entretenu avec Berthe, et qu’ils l’ont reconnu, malgré sa barbe postiche et son déguisement. Mais le père Jehan Dardet est inflexible ; Loys est pauvre, Loys sera écarté. Malheureusement pour Jehan il comptait sans son hôte.

Voici qu’un beau matin tout le village est mis en émoi par une étrange nouvelle. Des scènes de l’autre monde viennent de se passer pendant la nuit à la taverne de Jehan et de Nicole. Des êtres mystérieux, aux formes fantastiques, se sont abattus sur la maison et y ont fait un affreux sabbat. Ce n’étaient que cris lugubres, formules magiques, évocations effrayantes. Tout tremblait au-dedans et au dehors. Les murs étaient ébranlés, les meubles changeaient de place, les ustensiles s’agitaient bruyamment, les vêtements de Nicole s’étaient perchés de la façon la plus bizarre sur tous les meubles. Aussi Jehan et Nicole étaient arrivés au matin plus morts que vifs. Berthe seule n’avait presque rien vu, presque rien entendu. Aucun des objets qui lui appartenaient n’était déplacé.

Ce sont des sorciers disaient les uns, des lutins, disent les autres. Les fortes têtes de l’endroit essaient timidement de révoquer en doute ces scènes épouvantables ; mais comment les nier ? Rogessart, le sergent-prairiez (garde-champêtre) était là. Faisant sa ronde nocturne, il passait près des sources de la Vrigne, quand le sabbat a commencé. Il a tout vu, tout entendu, et encore tout bouleversé, il vient de rédiger un rapport qu’il adresse au bailli de Château Regnault. Il affirme que des « figures hydeuses et monstrueuses, bien vingt en nombre, toutes embastonnez et accoutrez si estrangement que à paine put-on recongnaître si ce estoyent femes ou homes, dansoyent telleinfernale ronde que la maison de Jehan estoyt dedans. Un luiton besongnoit chez iceluy, abbatoit table, trestaux, vaisselle et escabelle. Enfin ce estoit ung sabat diabolique comme aucun n’a oncques veu pareil. »

Quelques jours se passent, et tout rentre dans le calme. Jehan se remettait peu à peu de ses terreurs, quand, soudain, le vacarme nocturne recommence de plus belle, et cette fois, il ne s’arrête plus. Pendant plusieurs semaines, presque chaque nuit, à l’heure mystérieuse qui sépare la veille du lendemain, les agents inconnus s’abattent sur la taverne naguère si paisible, et la bouleversent de fond en comble. Nul ne les voit entrer, nul ne les voit sortir ; on n’entend dans le bruit que les prédictions sinistres qu’ils lancent contre jehan. Chose étrange, au milieu de ce sabbat, Berthe seule est tranquille. A bout de ressources, Jehan et Nicole recourent à la prière, et font exorciser leur maison. Peine perdue ! Les scènes infernales continuent. Tout le monde se perd en conjonctures sur les causes d’un pareil accident. Entre mille hypothèses, quelques-uns supposent que Jehan et Nicole pourraient bien être punis pour s’être opposés au mariage de Berthe et de Loys. Mais pour Jehan, c’est la dernière supposition qu’il fera. Sur ces entrefaites, un savant espagnol, Don Ruiz, renommé pour son talent à combattre le diable, vient à passer dans le pays. Instruit de l’événement, il se fait fort de purger ma maison de Jehan. Il s’y installe pour la nuit, et il attend. A l’heure accoutumée, le bruit recommence et le lutin se montre ; don Ruiz l’exorcise, mais le lutin tient bon. Il s’approche même, lui présente un verre rempli d’un doux nectar ; don Ruiz le porte à ses lèvres ; Le lutin le remplit à nouveau, don Ruiz est vaincu. L’aube venue, il avoue sa défaite, et pour remède au mal qu’il n’a su conjurer, il conseille à Jehan de ne pas s’opposer plus longtemps au mariage de Loys et de Berthe.

Quelle extrémité pour Jehan ! Lui qui dans ses rêves avait vu sa fille presque châtelaine, la donner à un jeune clerc, qui n’avait pour toute fortune que sa chevelure blonde et ses grands yeux bleus ! Mais la paix est à ce prix, tout lui en fait un devoir, tout le monde le lui conseille. Il s’y résout, mais non sans soupirs. L’entrée de la maison est ouverte de nouveau à Loys, et quelques mois après, toute la population en fête conduit l’heureux couple au pied de l’autel.

Dès que Loys avait été reçu de nouveau dans la maison de Jehan, le tapage nocturne avait cessé ; mais le vieux garde forestier en conservait toujours un sombre et amer souvenir. Maintenant que Loys est au comble de ses vœux, l’heure lui semble venue de tout révéler.

Tandis que les joyeux convives se livrent aux plaisirs de la table, il entraîne à l’écart Jehan devenu son beau-père, et, assis à l’ombre d’un chêne, il entre avec lui dans un entretien sérieux. Il lui apprend toute la vérité sur les scènes étranges qui l’ont tant effrayé. Les sorciers qui faisaient des rondes nocturnes et poussaient des cris sauvages et menaçants, étaient quelques-uns de ses amis qui s’étaient prêtés complaisamment à ce manège. Le lutin qui les dirigeait et qui avait enivré don Ruiz n’était autre que Loys lui-même.

Aujourd’hui la maisonnette de Jehan Dardet a disparu depuis longtemps ; mais la mémoire du drame s’est conservée, et la source de la Vrigne porte encore, en souvenir, le nom de Lutinière. 

 

Récit tiré du livre « histoire de Gespunsart » écrit par M. l’abbé P.-L. Pêchenard en 1877